Mistral et Cappuccino

— Et le cappuccino habituel pour Claire ! lance le serveur d’un ton enjoué. 

Plongée dans ses pensées, Claire sursaute au claquement sec de la tasse en porcelaine sur la table.

— Merci Enzo.

— De rien, ma belle.
Il s’éloigne et Claire rajuste sur son nez les lunettes de soleil que la chaleur a fait glisser. Elle porte la tasse à ses lèvres et respire l’odeur du café qui vient se mélanger un court instant à celle de la pinède. Elle voudrait profiter de cet instant, de la terrasse en bord de mer, du chant des cigales et de la caresse du soleil sur ses épaules nues. C’est son jour off, le mardi. Sa pause. Le mardi, elle n’est plus standardiste à l’Hôtel des Cigales, mais une simple cliente du bar de l’hôtel. Même si les employés connaissent son prénom et si elle n’a pas besoin de commander pour qu’Enzo lui apporte son traditionnel cappuccino. Personne ne le sait, mais elle a trente ans aujourd’hui. Et comme elle avait commencé à travailler le jour de ses seize ans, elle fête par la même occasion quatorze ans de bons et loyaux services en tant que standardiste à l’hôtel. Quatorze ans, presque la moitié de sa vie, à répondre au téléphone aux clients qui annulent, qui décalent ou qui se sont trompés de date… Les rares erreurs de numéro sont les seuls appels encore vaguement inattendus, et c’est très bien comme ça. Claire n’est pas de ces gens qui plaquent famille et enfants, lancent leur boîte où partent faire un tour du monde sur un coup de tête le lendemain de leur trente ans.

— Je peux m’asseoir là ?

Elle sursaute à nouveau. L’inconnu n’est pas du coin. Elle est prête à parier qu’il est Parisien. On ne les aime pas trop par ici, les Parisiens, mais il a posé la question d’une voix grave et posée, le genre qui inspire confiance et qui réchauffe comme le soleil qui tape sur son bras. En temps normal, elle refuserait : j’attends quelqu’un, j’allais partir, je n’ai pas envie. Mais il reste debout, poliment, sans s’imposer non plus. Alors, elle s’entend répondre, presque malgré elle : 

— D’accord.

Ce sera sa crise de la trentaine. Un minuscule acte de rébellion dans sa routine aussi immuable que les pyramides d’Égypte ou le cycle des saisons.   

Il s’assoit et commande un Perrier Menthe. Il s’appelle, Christophe, Chris précise-t-il. Il est là pour quelque temps, il ne sait pas encore combien. Il veut écrire un livre. Elle se présente à son tour. 

— Vous êtes de la région ? demande-t-il. 

— Oui. Je suis née ici. Vous êtes Parisien j’imagine ? 

— Ça se voit tant que ça ? 

Il a un rire franc et communicatif, Claire sourit. C’est étrangement agréable de discuter avec quelqu’un qui croit qu’elle n’est rien d’autre qu’une jeune femme ordinaire, en train de boire un café en bord de mer. Ce petit mensonge par omission, pour elle qui déteste mentir, c’est le cadeau d’anniversaire qu’elle s’offre à elle-même.

—Ça doit être beau, Paris… 

— Vous n’y êtes jamais allée ? 

Elle secoue la tête, réajuste ses lunettes de soleil, subitement gênée par l’étonnement manifeste de son interlocuteur. Elle ne sort pas souvent de son hôtel. La direction lui prête un studio sous les combles, dans l’aile nord, depuis quatorze ans. Une chambre, une kitchenette, une salle de douche et des toilettes. Il y fait un peu froid l’hiver, un peu chaud l’été, mais par la fenêtre ouverte, elle entend le bruit des vagues et respire le mistral. Elle ne travaille pas au comptoir de la réception, mais dans un petit bureau à l’arrière du bâtiment. À l’abri des regards, elle peut, entre deux coups de téléphone, dévorer en toute sérénité l’un des nombreux romans qui encombrent son bureau. 

Elle connaît par cœur le nombre de pas de son studio jusqu’à la pièce étroite où l’attend son téléphone, le nombre de pas pour aller à la supérette d’en face faire ses courses hebdomadaires, le nombre de pas jusqu’à la boulangerie où elle achète tous les midis un sandwich parisien et une part de tarte tropézienne et surtout le nombre de pas jusqu’à la plage, là où le sable commence sous ses pieds nus. Pour la mer, elle a beau se baigner tous les matins, hiver comme été, c’est moins précis, à cause des marées. Peut-être, qu’un jour, à force, elle saura compter, en fonction des heures et des saisons combien de pas il lui faut faire avant que la première vague ne vienne s’enrouler autour de ses chevilles. 

Elle a conscience que ce n’est pas tout à fait normal, à son âge, de n’avoir jamais franchi la frontière de son village, raison pour laquelle la surprise de Christophe l’embarrasse. 

— J’adore vos chaussettes, dit-il subitement, c’est la raison pour laquelle j’ai eu envie de vous parler. 

— Mes chaussettes ? demande-t-elle amusée. 

— Oui ! Le fait qu’elles soient dépareillées. On peut apprendre beaucoup des gens rien qu’en observant leurs chaussettes, vous savez que j’ai créé une application mobile dont le but est de rassembler les chaussettes orphelines ? 

Cette fois, elle éclate franchement de rire et veut en savoir plus. Il s’exécute, très sérieusement. 

— Elles me brisaient le cœur ces chaussettes solitaires, perdues sans leur chaussette-sœur, d’où ce projet… Malheureusement, ça n’a pas fonctionné. La solitude des chaussettes ne préoccupe pas assez les gens. On vit dans une société terriblement individualiste, c’est tragique. 

— Je suis désolée, dit-elle doucement, c’était un joli projet.

Ils continuent de discuter. Elle reprend un cappuccino, chose qu’elle ne fait jamais. Il demande une bière, décrétant que c’est sûrement l’heure de l’apéro quelque part dans le monde. Elle se demande ce que pense Enzo quand il leur apporte leur deuxième puis leur troisième commande. Le restaurant s’emplit du cliquetis des couverts qui annonce l’heure du déjeuner, puis se calme à nouveau. Claire et Christophe décident alors de partager une assiette de frites.

— Je crois que vous avez attrapé un coup de soleil sur le visage, constate-t-il après qu’Enzo est venu débarrasser l’assiette, vous allez avoir la marque de vos lunettes !

Et sans prévenir, du bout des doigts, il effleure sa main. Elle sursaute, se recule brusquement dans la chaise en rotin. 

— Je suis désolé…, s’excuse-t-il, je ne voulais pas vous effrayer… 

Elle panique. Elle ne sait plus si elle veut de nouveau sentir la chaleur de ses doigts sur sa peau, ou si elle doit s’enfuir en courant.  

— J’aimerais bien vous revoir, murmure-t-il, il pleuvra demain, on peut peut-être aller au cinéma ? 

— Je… je ne crois pas que ce soit une bonne idée. 

Il pousse un léger soupir et le cœur de Claire se serre. Maintenant, il est trop tard pour lui avouer la vérité.

— Je comprends, répond-il, déçu, et je ne veux surtout pas vous importuner… mais juste au cas où vous changeriez d’avis, je vous laisse mon numéro sur cette serviette en papier. 

Elle se mord les lèvres, hoche la tête nerveusement pendant qu’il griffonne sur la serviette. 

— Bonne journée, Claire, c’était un plaisir de discuter avec vous. 

— Bonne journée, répète-t-elle mécaniquement. 

Alors qu’il s’éloigne, elle sent les regrets déferler sur elle. Elle n’a cependant pas le temps de s’apitoyer sur son sort, Enzo rapplique aussi sec. 

— Alors ? C’est ce qui ce type ? Il a payé la note et laissé un pourboire en tout cas. Tu le connaissais ? C’est son numéro ça ? 

— C’est un Parisien de passage et oui c’est son numéro mais je ne le rappellerai pas. 

— Il ne te plaît pas ? 

— Si… 

— Alors pourquoi ? 

— Tu sais bien pourquoi… 

Enzo pousse un soupir bruyant. 

— Écoute Claire, je comprends ta situation, mais tu devrais le rappeler. Je vous ai observés pendant deux heures, je ne t’ai jamais vue aussi souriante. 

— S’il sait, il partira. 

— J’ai vu la façon dont il te regardait, crois-moi tu devrais prendre le risque. 

Elle hausse les épaules et se lève sans prendre la peine d’emporter la serviette en papier. 

— Je garde son numéro, lance Enzo, au cas où tu changes d’avis !

Elle agite la main et s’éloigne, compte machinalement les pas jusqu’à la porte de la terrasse, revient dans l’enceinte rassurante et familière de son hôtel. Elle devrait aller à la supérette, traverser la rue et faire ses courses de la semaine, comme tous les mardis. Mais cette action lui semble insurmontable. Elle a épuisé son capital danger pour la journée. Tu devrais prendre le risque. Qu’est-ce qu’il en sait, Enzo, des risques qu’elle prend ? Quarante-huit pas jusqu’à l’ascenseur, le doux toucher du bouton usé sous son doigt, soixante-trois pas pour remonter le couloir qui mène à son studio, ouvrir la porte, balancer les lunettes de soleil sur la table de nuit, sept pas jusqu’à la fenêtre, l’ouvrir en grand et respirer l’odeur de la mer. Malgré le chant régulier des vagues et l’odeur de la brise salée, l’apaisement qu’elle espérait ne vient pas. 

Le lendemain, dans son bureau, elle repense à Christophe, au contact de ses doigts sur sa main, à sa voix grave et enjouée. Un client téléphone pour savoir s’ils ont une option végétalienne au petit-déjeuner, elle lui répond d’une voix lasse, raccroche et appelle Enzo. 

— Qu’est-ce que tu voulais dire, lui demande-t-elle, par “J’ai bien vu la façon dont il te regardait” ? 

 Un silence au bout du fil, Enzo réfléchit. 

— D’habitude, les gens en terrasse viennent pour la vue, ils se parlent, mais ils sont tournés vers la mer. C’est tellement beau, ce coin, c’est difficile de se concentrer sur autre chose que le paysage. Mais lui, il ne voyait que toi, comme si… s’il était aveugle à tout ce qui n’était pas toi. 

— Ok, merci… 

— Attends ! Prends son numéro, Claire ! 
Elle soupire, active le mode enregistrement de son téléphone.

— Vas-y, j’enregistre. 

Enzo dicte le numéro, elle le remercie puis elle raccroche. Le silence envahit son bureau poussiéreux. Le jour de ses quarante ans, elle sera probablement là, exactement au même endroit, à compter les mêmes pas, à répondre aux mêmes questions. Seule. Elle vivra par procuration à travers tous les romans empilés qui l’entourent, remparts branlants dressés entre elle et la réalité du monde, aussi seule qu’une chaussette orpheline dans une corbeille à linge sale. 

Comme s’il était aveugle à tout ce qui n’était pas toi.

Ou alors, elle pourrait prendre un risque, juste une fois…  

La main un peu tremblante, elle décroche le téléphone fixe. Elle compose le numéro que lui dicte la voix d’Enzo enregistrée sur son portable. Christophe décroche à la première sonnerie. Elle prend une grande inspiration. 

— C’est Claire, dit-elle. 

— Claire ! Je suis content de t’entendre, je ne pensais pas que tu appellerais. On peut se tutoyer ? Tu es motivée pour ce cinéma finalement ? 

Elle n’a pas le souvenir que personne, jamais, n’ait manifesté autant d’enthousiasme rien qu’en entendant sa voix et un sourire involontaire étire ses lèvres. 

— Je dois te dire quelque chose, murmure-t-elle, et je ne suis pas sûre que ce cinéma te semble une aussi bonne idée après.  

— Ça m’étonnerait que tu me fasses changer d’avis, rétorque-t-il, mais je t’écoute. 

— Je n’ai pas fait exprès de mettre des chaussettes dépareillées… 

Un silence, un rire léger. 

—La déception est de taille, certes, mais je crois qu’avec du temps et des efforts, j’arriverai à te pardonner. 

Claire sent sa main se crisper sur le combiné du téléphone. 

— Non, je n’ai pas fait exprès, parce que je ne vois jamais mes chaussettes le matin, ni le reste d’ailleurs. Je suis non-voyante de naissance. 

Elle attend le clic du téléphone qu’on a raccroché, pourtant, après une imperceptible hésitation, Chris reprend d’une voix inchangée. 

— Oh, évidemment, c’est pour ça que le cinéma est une idée débile ! OK… J’ai vu qu’il y avait un super restaurant italien à une vingtaine de kilomètres et ce soir, ils proposent un concert de musique sicilienne pendant le repas, ça te dirait plus ? 

Elle reste un instant interloquée, puis, derrière ses lunettes de soleil, l’eau envahit ses yeux. 

— Je peux passer te chercher, précise-t-il, et évidemment je te ramènerai. 

Impossible. Il faudrait franchir, pour la première fois, la frontière du village, elle ne pourra même pas compter les pas jusqu’au restaurant italien, elle pourrait détester la nourriture italienne, être allergique, sans même parler de la musique sicilienne… Elle doit impérativement refuser. 

Elle caresse du bout des doigts la canne blanche appuyée à sa chaise, la couverture en braille d’un des romans sur son bureau, puis, comme d’autres plaquent famille et enfants, lancent leur boîte où partent faire un tour du monde le lendemain de leurs trente ans, elle s’entend répondre, presque malgré elle : 

— Bon, d’accord. 

FIN

Pour lire le début de mon roman « Désenchantées », rendez-vous par ici

La disparition de Sarah Leroy, quinze ans, a bouleversé la petite bourgade de Bouville-sur-Mer et ému la France entière. Dans chaque foyer, chaque bistrot, on élaborait des hypothèses, mais ce qui est vraiment arrivé, personne ne l’a jamais su.

Vingt ans plus tard, Fanny revient sur les lieux de ce drame qui a marqué sa jeunesse. Et c’est tout un passé qu’elle avait préféré oublier qui resurgit… Car l’histoire de Sarah Leroy, c’est aussi un peu la sienne, et celle d’une bande de filles qui se faisaient appeler les « Désenchantées ». Une histoire qui a l’odeur des premières cigarettes et du chlore de la piscine municipale, des serments d’amitié et surtout, des plus lourds secrets.

Avec finesse et un vrai sens du suspense, Marie Vareille met à nu les rouages de l’amitié féminine dans un roman d’apprentissage captivant et rempli d’émotion.

9 réflexions sur “Mistral et Cappuccino

  1. Bonjour Marie,

    Je n’ai pas de commentaire, sauf peut-être de te dire combien j’apprécie tes écrits. Tes chaussettes m’ont emballé, j’allais dire que j’ai pris mon pied à leur lecture, mais…
    J’ajoute aussi que si je n’écris jamais rien, c’est pour ne pas encombrer.
    En tout cas, merci et bonne continuation.
    J’ai hâte de lire cette nouvelle, et tout c qui viendra de toi les décennies à venir.
    Bonne journée
    Jamal-Eddine

  2. Allo Marie,
    J’ai adoré ta nouvelle! Elle m’a même donné des frissons à la fin quand j’ai su qu’elle était aveugle. Pourtant, tu avais semé des indices tout le long, mais je n’avais pas allumé. 🙂
    Aussi, je suis en train de lire La vie rêvée des chaussettes orphelines et malgré que je n’ai lu que 72 pages sur 333 (numérique), je suis déjà emballée par ma lecture.
    J’ai connu ton existence grâce à ton livre J’écris un roman que j’avais commandé sur Amazon, si ma mémoire est bonne. Depuis, je te suis sur tes blogues et j’aime aussi énormément les vidéos que tu as faites avec des trucs pour l’écriture. J’espère que tu en mettras d’autres très bientôt. Ben oui, je suis en retard. Normal, je viens du Québec. hihi
    Bonne journée,
    Joanne 🙂

  3. Bonjour,
    Très belle cette Nouvelle. J’adore 😍
    Vivement le prochain roman.
    Merci de partager ces écrits avec nous. Cela me fait toujours passer de merveilleux moment.
    Florence

  4. Pingback: Avis : La vie rêvée des chaussettes orphelines de Marie Vareille – Eli lit pour la cause – en appui à Fibrose kystique Canada

  5. Pingback: La vie rêvée des chaussettes orphelines de Marie Vareille | Les mots de Virginie

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