Jour de grève

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L’organisation bien huilée de la Gare Montparnasse est perturbée. La grève, comme un début de printemps, amène d’imprévisibles giboulées de gens sous la verrière ensoleillée. Mistinguett plisse les yeux et de petites rides se forment autour de son regard bleu-gris. Elle observe une jeune femme qui avance, un gobelet en carton à la main sur lequel “Julie” est écrit au feutre. 
Est-ce seulement son vrai nom ? Il semble à Mistinguett que si elle avait eu un prénom aussi commun et les moyens de se payer un Starbucks, elle s’inventerait un pseudonyme, voire carrément une nouvelle vie, à chaque fois qu’elle s’achèterait un café. 
Mistinguett aime l’originalité de son propre surnom. Il lui va comme un gant. Un gant usé par les années à force d’avoir été porté. Elle se l’est d’ailleurs si bien approprié que certains jours comme aujourd’hui, se souvenir de son prénom d’origine lui semble tout bonnement impossible. 
— Pourquoi tu rigoles toute seule ? 
La vieille femme sursaute et se retourne. Une petite fille est assise sur son banc. D’habitude, personne ne s’installe à côté d’elle. La vieillesse pourrait bien être contagieuse, sans parler de la pauvreté, qui s’attrape plus facilement qu’un rhume des foins. Elle est bien placée pour le savoir. 
À travers la verrière, le soleil tombe en rayons dorés sur le visage de l’enfant. Elle a une dizaine d’années, des yeux vifs de la couleur de la mer à marée basse et une tâche de naissance en forme de trèfle au coin du nez.
— C’est ma place, rétorque Mistinguett, j’ai le droit de rigoler si je veux. 
—C’est un banc public… 
— Peut-être, mais c’est mon banc public, rétorque Mistinguett.
L’enfant hausse les épaules et continue de l’examiner avec curiosité.
— C’est marrant, tu ressembles à ma grand-mère.
Un homme frôle Mistinguett. Elle tressaille et serre son caddie contre elle d’un geste protecteur. Il contient toute sa vie, soigneusement empaquetée dans des sacs plastiques Leader Price et les quelques livres qu’elle a emportés quand elle a dû quitter son studio. Aujourd’hui encore, elle se demande si, dans sa précipitation, elle a choisi les bons. Dans les magazines, on te demande quels romans tu emmènerais avec toi sur une île déserte, rarement ceux que tu glisserais sous ta doudoune pour partir vivre dans la rue. 
— Tu dors ici ? demande la fillette en bâillant. 
— Parfois. Surtout l’été. 
— Tu ne peux pas être ma grand-mère alors, avec son mal de dos, elle n’arriverait jamais à dormir sur un banc…. Et puis, de toute façon, elle est morte.
Un nuage passe dans ses yeux d’enfant et la mélancolie envahit Mistinguett. 
— La mienne aussi, quand j’avais ton âge, répond-elle gentiment. 
Huit heures. Le rideau de fer du stand de la Brioche dorée grince et elles tournent simultanément la tête. D’ici quelques minutes, le parfum des croissants et du café chaud se propagera jusqu’au banc de Mistinguett. L’odeur a beau être artificielle, elle lui rappelle les petits-déjeuners au soleil face à la mer miroitante, le nez plongé dans un bol de chocolat chaud où son croissant se délite. Elle aussi, dans une autre vie, avait pris le train à Montparnasse, excitée par les vacances qui se profilaient au bout des rails. 
Il ne lui reste de son enfance que cette senteur de viennoiseries tout juste sorties du four qu’elle hume chaque matin, comme le plus extraordinaire des grands crus. Parfois, un client apitoyé par sa dégaine lui offre un croissant. Et c’est toujours le meilleur croissant du monde. Pas à cause du goût du beurre qui fond dans sa bouche comme quand elle était petite, mais parce que ce geste simple est la preuve qu’il reste un peu de douceur et de poésie en ce bas monde. Même au XXIe siècle. Même à Paris. 
Mistinguett frémit : la fillette a posé la main sur la sienne. Perdue dans ses pensées, la vieille femme avait presque oublié sa présence.
— Tu es SDF ? demande l’enfant. 
— Oui. 
— Tu as toujours voulu être SDF ou tu voulais faire un autre métier avant ? 
Mistinguett songe aux livres empilés par ordre alphabétique dans son caddie écossais. Elle retire sa main, agacée.
— C’est une question idiote. 
— Pas du tout. C’est important de savoir quel métier on veut faire. Moi, par exemple, je serai poète. 
Mistinguett éclate de rire. La fille au gobelet Starbucks, plantée sous l’écran des départs, lui jette un coup d’œil intrigué, mais détourne les yeux quand leurs regards se croisent. 
— Poète ? Au XXIe siècle ? C’est un coup à finir SDF. 
— Ça m’est égal. Je préfère être poète sur un banc que n’importe quoi d’autre dans un château avec piscine et jacuzzi !
Devant tant assurance, Mistinguett reprend son sérieux. Autrefois, elle aussi avait des rêves. Elle avait aimé les mots plus qu’on aime les gens. Elle avait songé à vivre des rimes qu’elle alignait sur ses cahiers d’écolière. Puis, un jour, elle avait rangé les cahiers, les stylos et les jolies phrases dans la grande poubelle des ambitions de son enfance et elle était devenue adulte. Tout ça pour finir sur ce banc… À bien y réfléchir, elle aurait aussi bien fait d’être poète.
Pour la première fois, elle considère l’enfant avec une réelle attention. Elle a les deux mains accrochées à la bandoulière d’une besace de toile, des chaussettes tirebouchonnées, l’une unie, l’autre rayée et une robe à pois démodée. De sa tresse blonde mal centrée sur sa nuque, s’échappent quelques mèches anarchiques.
— Je serai poète, répète-t-elle, je serai la femme poète la plus connue du monde. 
— Rien que ça… Tu écris au moins ? 
La fillette défait la boucle de sa sacoche. À l’intérieur, pas de tablette, de smartphone ni d’écouteurs. Juste des livres, des stylos aux capuchons mordillés et plusieurs carnets. Elle sort un cahier et le pose sur les genoux de Mistinguett. De ses doigts fanés, celle-ci l’ouvre au hasard. Les phrases s’alignent sur les lignes bleu pâle. L’écriture est ronde et régulière. Mistinguett lit les mots sur le papier et sent une drôle d’émotion grandir en elle. 
— Si tu veux être poète, deviens poète, dit-elle doucement. 
— Je sais, mais merci. 
L’enfant saute sur ses pieds, manquant de renverser le caddie. 
— Zut ! Je dois y aller, sinon je vais rater mon train !
— Et la grève ? Ton train n’est pas annulé ? demande Mistinguett à regret. 
Elle commençait à bien l’aimer, cette petite fille aux rêves trop grands. Mais déjà, celle-ci a refermé sa besace.
— Quelle grève ? Au fait, comment tu t’appelles ? 
— Mistinguett. 
— Vraiment ? Alors ça, c’est marrant, parce que, moi, je m’appelle Bernadette, mais tout le monde m’appelle aussi Mistinguett !
En parlant, elle a effectué une sorte de révérence, puis elle agite avec panache un chapeau imaginaire. Mistinguett ne peut retenir une exclamation de surprise. D’un coup, elle se souvient : elle aussi s’appelait Bernadette. Quelle extraordinaire coïncidence !
Elle baisse les yeux sur ses genoux et s’aperçoit que le cahier est toujours là. 
— Attends !
Elle scrute les alentours pour le rendre à sa jeune propriétaire, mais la fillette s’est volatilisée. Pourtant, sur l’écran des départs où Julie, la jeune femme au Starbucks attend toujours, aucun train n’est annoncé. 
Mistinguett soupire. Elle se rassoit et rouvre le carnet à la première page.
16 avril 1957
Ce cahier appartient à Bernadette Laborde, alias Mistinguett, 5eB. Poète. 
Si vous le trouvez, merci de le renvoyer à l’adresse ci-dessous. 
PS : Si vous êtes un éditeur, je suis peut-être d’accord pour le publier. 
Mistinguett secoue la tête. Cette date, ce nom, cette adresse… Tout cela n’a aucun sens. 


*


Julie jette son Starbucks vide dans la poubelle d’un geste excédé. Son train ne partira pas. Elle s’approche du stand de la Brioche dorée. 
— Un café, s’il vous plaît… Et un maxi pain au chocolat.
L’odeur des viennoiseries industrielles l’écœure et déjà elle regrette sa commande.
Elle paye, soupire, et son regard tombe à nouveau sur la vieille assise sur le banc. Une demi-heure qu’elle parle toute seule à son caddie, un cahier en lambeaux sur les genoux. 
Julie se sent coupable. De quoi se plaint-elle ? Sa vie à elle est bien facile comparée à celle de cette SDF qui parle aux fantômes. 
La jeune femme considère le pain au chocolat dans son sac en papier, hésite, puis se dirige d’un pas décidé vers Mistinguett. Elle lui tend la viennoiserie. 
— Tenez, c’est pour vous. 
La vieille lève vers elle ses yeux encore vifs, couleur de la mer à marée basse. Elle a une petite tâche de naissance en forme de trèfle au coin du nez. Elle tend ses mains veinées de bleu avec précaution comme pour recevoir le plus précieux des cadeaux.
— Merci beaucoup, Mademoiselle. 
Face à la sincérité de ce sourire édenté, la frustration de Julie s’évapore. Elle sourit et repart chez elle, le cœur et le pas plus légers. 
Mistinguett coupe le pain au chocolat en deux et enveloppe avec soin une moitié dans le sac en papier. Puis, elle reprend son cahier et recommence à lire, en croquant dans sa demi-viennoiserie avec un soupir de plaisir. 
Elle a gardé le reste pour la petite fille à la tresse de travers, pour quand elle reviendra. Ainsi, elle aussi comprendra qu’il reste un peu de douceur et de poésie en ce bas monde. Même au XXIe siècle. Même à Paris. 

FIN

Pour lire le début de mon roman « Désenchantées », rendez-vous par ici

La disparition de Sarah Leroy, quinze ans, a bouleversé la petite bourgade de Bouville-sur-Mer et ému la France entière. Dans chaque foyer, chaque bistrot, on élaborait des hypothèses, mais ce qui est vraiment arrivé, personne ne l’a jamais su.

Vingt ans plus tard, Fanny revient sur les lieux de ce drame qui a marqué sa jeunesse. Et c’est tout un passé qu’elle avait préféré oublier qui resurgit… Car l’histoire de Sarah Leroy, c’est aussi un peu la sienne, et celle d’une bande de filles qui se faisaient appeler les « Désenchantées ». Une histoire qui a l’odeur des premières cigarettes et du chlore de la piscine municipale, des serments d’amitié et surtout, des plus lourds secrets.

Avec finesse et un vrai sens du suspense, Marie Vareille met à nu les rouages de l’amitié féminine dans un roman d’apprentissage captivant et rempli d’émotion.