« Deux papillons sur mon balcon » une histoire offerte

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Cette soirée aurait dû être parfaite et pourtant, je m’inquiète. Éléonore m’a ouvert la porte en jogging, affublée d’un sweat-shirt défraîchi « foutez- moi la paix, je lis » que je lui ai offert il y a plus de dix ans. Elle n’a pas touché à la pizza quatre fromages désormais froide dans la boîte en carton et elle n’a bu qu’un verre de chardonnay depuis mon arrivée. Tout cela ne lui ressemble pas du tout. Prudemment, je demande :

— Et Jean-Marc ? Il va bien ?

— Oui, oui… Il est à l’enterrement de vie de garçon de son pote Seb, ils ont organisé un week-end raclette et CrossFit en Haute-Savoie.

— C’est original… Et entre vous deux, ça se passe bien ?
Éléonore me jette un regard surpris.
— Oui, bien sûr, c’est Jean-Marc…
Éléonore et Jean-Marc sont ensemble depuis une éternité. C’est le genre de couple que personne ne remettra jamais en question. Ils sont soudés comme une équipe de rugby, toujours d’accord, toujours ensemble, toujours amoureux. Ma seule relation un peu durable étant celle que j’entretiens avec Netflix, c’en est presque désespérant à observer. Et pourtant, j’ai entendu l’infime hésitation dans le ton de ma meilleure amie.

— Tu es sûre ?
Elle hausse les épaules.
— Oui, mais il est vraiment à fond dans cette idée d’avoir un enfant tout de suite.
— Toi aussi tu voulais, non ?
— Peut-être, mais on a le temps. Les choses commencent enfin à progresser au boulot, je viens d’avoir une promotion…
Éléonore aime son métier d’éditrice plus que tout. Elle travaille tout le temps. Elle lit un millier de pages par semaine, elle annote dans le métro, griffonne dans la marge en faisant la cuisine, passe des heures au téléphone avec les auteurs en manque d’inspiration.

— En plus, je n’arrête pas de voir des signes qui vont dans mon sens.
— Des signes ?
Elle n’est pourtant pas du genre à « voir des signes ». Elle ne lit pas son horoscope, je ne suis même pas sûre qu’elle connaisse son signe du zodiaque… Une preuve supplémentaire que quelque chose ne tourne pas rond.

— Oui, regarde, par exemple, il y a seulement deux olives sur ma pizza et ce matin, j’ai vu deux papillons sur mon balcon… Bref, en ce moment, tout va par deux, signe que nous devons rester un couple.

Je ne peux m’empêcher de sourire.

— Admettons… Tu ne veux pas d’enfant tout de suite, mais en dehors de ça, tu es sûre que tout va bien ? Tu as l’air épuisée, depuis quelque temps. Je me fais du souci…

Elle pousse un soupir, tire machinalement sur le cordon de son sweat à capuche. L’Éléonore que je connais ne met pas de sweat à capuche. Elle est plutôt du genre à assortir sa ceinture à son sac à main.

— Tu peux me parler, tu sais…

— C’est vrai que je suis un peu fatiguée dernièrement… Mais je ne vois pas pourquoi, c’est vraiment bizarre…

Elle réfléchit quelques secondes et son visage s’illumine.

— Tu as raison, Claire, quelque chose ne va pas. Je crois que j’ai la mononucléose.

Elle se redresse sur le canapé, son sourire retrouvé. Je la dévisage avec circonspection.

— Comment ça ?

— Tu sais, comme notre copine Sophie Gérard au lycée : cette maladie que tu attrapes en roulant des pelles à des inconnus et qui t’épuise complètement pendant des semaines ?

— Et tu as roulé des pelles à des inconnus ?
— Non, mais ça s’attrape probablement autrement !
— Tu n’as pas l’air très en forme, mais de là à avoir la mononucléose… — Détrompe-toi, coupe-t-elle, je me sens un peu mieux car je viens d’avoir une révélation.
— Quelle révélation ?
— Que j’ai la mononucléose ! Je viens de te le dire !
J’ouvre la bouche, je ne sais pas quoi dire. Peut-être qu’Éléonore a la mononucléose. Cela expliquerait effectivement que la fille la plus dynamique que je connaisse traîne en jogging sur le canapé, mais j’ai du mal à croire à cette hypothèse.

— Je vais te faire du thé, dis-je en lui posant une main réconfortante sur le bras.

Je me lève pour remplir la bouilloire électrique et faire chauffer de l’eau.

— Peut-être que tout simplement tu travailles trop, tu ne t’arrêtes jamais…

— Je n’ai aucune envie de m’arrêter, j’adore mon boulot.

— Oui, mais tout le monde a besoin de se reposer à un moment ou un autre.

— C’est tout à fait plausible, j’aurais dû y penser avant. Raison de plus pour ne pas avoir un enfant tout de suite. Je serais bien incapable de gérer un nouveau-né avec la mononucléose.

Je lui tends sa tasse.
— Tu sais, c’est normal d’être épuisé quand on est surmené.
— Tu ne comprends pas, Claire, c’est plus que ça, insiste-t-elle, j’ai des sautes d’humeur, je pleure sans raison, je suis tellement exténuée que je n’ai même plus mes règles.

Je manque de lâcher le mug que je tenais à la main et fixe Éléonore avec des yeux ronds.

— Ah bon ? Mais depuis quand ?
Elle souffle sur son thé, songeuse.
— J’en sais rien, c’est juste pour t’expliquer que mon corps réagit à ma mononucléose.
— Éléonore, tu es crevée, tu as des sautes d’humeur et tu n’as plus tes règles… tu ne crois pas que tu pourrais…
— Avoir la mononucléose ! Oui ! C’est ce que je me tue à t’expliquer !
Je me lève pour mettre de l’eau froide dans mon thé brûlant, histoire de gagner quelques secondes. Puis, je m’assois en face d’elle, je lui prends la main et plonge mon regard dans le sien.

— La mononucléose, pourquoi pas… mais plus probablement… tu es enceinte.

Elle éclate d’abord de rire, et s’arrête subitement quand elle remarque que je ne plaisante pas. Elle secoue la tête.

— Non… non, ce n’est pas possible, mon cycle n’a pas repris depuis que j’ai arrêté la pilule.

Je manque de m’étrangler.
— Tu as arrêté la pilule ?
— Oui, en prévision, si on décide de faire un bébé. Ma mère m’a expliqué qu’après douze ans sous pilule, il peut se passer un an avant que mes cycles ne reprennent normalement.

Alexandra, la mère d’Éléonore, est gynéco, loin de moi l’idée de remettre en cause ses statistiques, surtout que ce n’est pas comme si j’avais la moindre connaissance sur le sujet. Mais j’ai gardé quelques souvenirs de mes cours de bio du collège, ceux qu’Éléonore a manifestement séchés.

— Éléonore, il faut que tu fasses un test de grossesse.
— Tu crois ?
Éléonore fixe avec méfiance les deux olives sur sa pizza, comme si elles l’avaient trahie.
— Pourtant tous ces signes…
— Tu veux que j’aille à la pharmacie en bas acheter un test ?
— Elle est fermée, on est dimanche… Je vais appeler Maman.
Comme quoi, en situation d’urgence, les mamans restent malgré tout le dernier recours. Surtout quand on a une maman gynécologue. Alexandra donne rendez-vous à sa fille à son cabinet vingt minutes plus tard. Éléonore décide de ne pas appeler Jean-Marc pour le moment. Une partie d’elle continuant de croire avec acharnement qu’elle a la mononucléose.

Alexandra nous ouvre la porte avec un sourire radieux, à la seconde où nous appuyons sur la sonnette. Elle serre Éléonore dans ses bras.

— Oh, ma chérie, je suis tellement heureuse, je vais être grand-mère !

— Arrête, Maman ! Tu vas très probablement être la grand-mère d’une mononucléose.

— Bonjour, Alexandra, dis-je en l’embrassant sur les deux joues.

— Hello Claire, où est Jean-Marc ? s’enquiert-elle. Je sais que vous êtes proches, les filles, mais la première écho on la fait avec le papa normalement.

Éléonore lève les yeux au ciel.

— Pour le moment, on procède juste à une vérification, je ne vais pas interrompre son week-end raclette/CrossFit, juste parce que j’ai un petit doute !

— OK, OK… Je vais te faire une échographie rapide. Quand as-tu eu tes règles pour la dernière fois ? demande Alexandra en sortant un tube de gel.

Éléonore s’allonge sur le fauteuil et baisse légèrement son pantalon.

— Je ne sais plus… Qui est au courant de la date de ses dernières règles, franchement ?

J’échange un regard inquiet avec sa mère qui étale un gel visqueux sur son ventre. Elle passe sa sonde, s’arrête, repasse, se frotte le menton l’air indéchiffrable.

— Alors ? C’est la mononucléose, c’est ça ? demande Éléonore.

Impatiente, elle tente de tourner vers elle l’écran que sa mère fixe avec attention, mais celle-ci l’en empêche.

— Ma chérie, je dois te dire que…
— Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ?! Tu te rends compte de mon stress ?
Je n’ai moi-même pas été aussi angoissée depuis les résultats du baccalauréat. Je n’ose pas imaginer l’état d’Éléonore.
— Tu es enceinte, annonce sa mère gravement, depuis un petit moment déjà, je dirais entre huit et neuf semaines.
Éléonore ouvre la bouche, la nouvelle se fraye un chemin jusqu’à son cerveau.
— Donc… je n’ai pas la mononucléose ?
— Non…
— Montre-moi !
Sa mère tourne l’écran vers elle.
— C’est quoi ça ? demande ma meilleure amie en indiquant une forme qui ressemble à un œuf au plat en noir et blanc sur l’écran.
— Ton bébé, répond sa mère les larmes aux yeux.
— Oh.
La surprise arrondit les yeux d’Éléonore, puis un sourire d’une grande douceur vient illuminer son visage. Elle fixe l’œuf au plat quelques longues secondes avec une expression émerveillée.

— Mon bébé, répète-t-elle.

Du bout des doigts, elle caresse la tache sur l’écran, l’autre main posée sur son ventre, toutes ses interrogations évaporées dans la stratosphère. Je sens une boule de tendresse gonfler dans ma gorge, consciente d’être témoin de quelque chose d’important, d’une première rencontre, du début d’un amour.

— Hello, murmure-t-elle, bienvenue dans l’univers, mon mini-bébé.

Alexandra se mouche discrètement. Je souris bêtement. Je vais certainement être marraine de ce petit œuf au plat noir et blanc. J’essuie furtivement une larme, puis je réalise qu’Alexandra fixe sa fille avec un mélange de joie et d’inquiétude, comme si elle hésitait à poursuivre. Éléonore, tout à la contemplation de la photo panoramique de son utérus, n’a rien remarqué.

— Et… si ça, c’est le bébé… qu’est-ce que c’est que cette tache ? demande-t-elle avec un sourire béat.

Sa mère se mord les lèvres, ouvre la bouche, la referme, se racle la gorge et finit par dire :

— C’est un deuxième bébé.
Éléonore fronce légèrement les sourcils.
— Tu veux dire une autre image du bébé ?
— Tu attends des jumeaux, ma chérie, je crois vraiment qu’on devrait appeler Jean-Marc.
Les yeux d’Éléonore s’agrandissent, elle plaque ses mains sur sa bouche.

Je caresse son bras pour la rassurer et murmure :
— Au moins, maintenant on sait pourquoi il y avait deux olives sur ta pizza…

FIN

Si vous avez envie d’avoir des nouvelles de ces deux héroïnes, vous les retrouverez dans mon roman « Ainsi gèlent les bulles de savon »

Pour lire le début de mon roman « Désenchantées », rendez-vous par ici

La disparition de Sarah Leroy, quinze ans, a bouleversé la petite bourgade de Bouville-sur-Mer et ému la France entière. Dans chaque foyer, chaque bistrot, on élaborait des hypothèses, mais ce qui est vraiment arrivé, personne ne l’a jamais su.

Vingt ans plus tard, Fanny revient sur les lieux de ce drame qui a marqué sa jeunesse. Et c’est tout un passé qu’elle avait préféré oublier qui resurgit… Car l’histoire de Sarah Leroy, c’est aussi un peu la sienne, et celle d’une bande de filles qui se faisaient appeler les « Désenchantées ». Une histoire qui a l’odeur des premières cigarettes et du chlore de la piscine municipale, des serments d’amitié et surtout, des plus lourds secrets.

Avec finesse et un vrai sens du suspense, Marie Vareille met à nu les rouages de l’amitié féminine dans un roman d’apprentissage captivant et rempli d’émotion.

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